L’état de l’économie mondiale n’a jamais été aussi différent de ce qu’il fut à toutes les époques antérieures. Les systèmes environnementaux de la Terre sont désastreux, et certains sont au bord de l’effondrement1. Dans de nombreuses sociétés, nous sommes confrontés à des défis de polarisation et de fragmentation qui engendrent l’instabilité des gouvernements. Le système économique mondial est en train de passer d’un régime néolibéral – qui se sape lui-même en raison d’une aggravation de l’instabilité, des inégalités et des externalités écosphériques – à un régime encore indéterminé, qui impliquera probablement un dirigisme et une intégration économique accrus au sein de blocs idéologiques.
Naviguer dans la polycrise : une nouvelle réalité pour les investisseurs
Nous sommes aux prises avec ce que les experts appellent une « polycrise » – une convergence de risques critiques dans les systèmes économiques, environnementaux et sociaux qui, ensemble, renforcent le niveau d’incertitude fondamentale2. Contrairement aux décennies précédentes, les crises actuelles sont profondément enchevêtrées, que ce soit en termes de menaces climatiques, de fragmentation sociale ou de bouleversements géopolitiques.
La polycrise exige une approche radicalement différente des investissements. L’une des causes de la nature mondiale de la polycrise se reflète dans le marché financier que l’on connaît aujourd’hui : hautement mondialisé et profondément connecté. Les points de basculement – ces seuils où de petits changements déclenchent des bouleversements en cascade, souvent irréversibles – ont un impact qui requiert une prise de conscience et une adaptabilité dans chaque décision d’investissement parce qu’ils affectent les marchés financiers à un rythme qui s’accélère. Une bonne décision peut générer des rendements extraordinaires, tandis qu’un mauvais choix peut exposer un portefeuille à d'inattendues vulnérabilités.
Que sont les points de basculement ?
Dans les écosystèmes, les systèmes sociaux et les systèmes économiques, les points de basculement peuvent entraîner des changements irréversibles améliorant ou aggravant l’état d’un système. Face à ces changements, des investissements forts peuvent être réduits à néant ou, au contraire, des investissements faibles, couronnés de succès.
Comme illustré ci-dessous, un point de basculement représente un seuil critique où des pressions externes font perdre à un système sa résilience, déclenchant des changements auto-entretenus vers un nouvel état3. L’analyse traditionnelle d’un investissement part du principe d’une croissance linéaire avec un certain niveau d’incertitude, comme on le voit en (a). Toutefois, dans un contexte de polycrise, les changements non linéaires sont plus probables.
Un changement du système peut résulter de chocs externes tels que des catastrophes naturelles ou des bouleversements politiques, ou de pressions graduelles telles que le changement climatique. Une dynamique interne telle qu’un recul de la cohésion sociale ou une stagnation de la productivité peut également déstabiliser un système. Dans certains cas, comme on le voit en (b), ces forces poussent le système vers un état amélioré grâce à des innovations ou à l’évolution des normes sociales.
Les systèmes peuvent également conserver leur stabilité dans le temps, comme en (c), et résister aux pressions externes. Cependant, une fois que la résilience est perdue – comme en (d) –, la déstabilisation s’installe. Bien qu’un rétablissement soit toujours possible, une poursuite de l’érosion de la résilience peut se traduire par un nouvel équilibre, moins favorable, tel que celui illustré en (e). Les exemples incluent la perte de biodiversité, le changement climatique ou l’effondrement social.
À quoi sommes-nous confrontés ?
Les écosystèmes s’approchent de points de basculement critiques et risquent de s’effondrer en cas de tension excessive4. Cette situation pourrait mener à des catastrophes naturelles et à la perte de services vitaux en termes d’écosystèmes (pensez à la purification de l’eau et de l’air) et menacer la stabilité étant donné que 55% des activités économiques dépendent de la nature5. Les effets du changement climatique sont plus graves que prévu et affectent de manière disproportionnée les pays les plus pauvres6 tout en augmentant la probabilité de problèmes systémiques tels que le « scintillement ou flickering climatique », précurseurs d’un effondrement du système7.
Des risques similaires s’appliquent aux systèmes sociaux, où des institutions et un capital social stables sont essentiels au bien-être économique et sociétal. Bien que le Prix Nobel décerné cette année mette en évidence l’importance du capital social, force est de constater que, dans de nombreux pays occidentaux, il est en train de s'éroder8.
Les points de basculement des systèmes sociaux, qui peuvent s’avérer positifs ou négatifs, ont également de profondes implications sur la prospérité économique9. Ensemble, ces dynamiques soulignent l’urgence d’une action visant à atténuer les risques et à favoriser la résilience.
Quels sont les côtés positifs ?
Dans la situation mondiale actuelle, tout n’est cependant pas négatif. Les points de basculement technologiques (c’est-à-dire le moment où les technologies atteignent leur maturité et deviennent plus performantes que les alternatives plus anciennes) peuvent aboutir à une croissance exponentielle et, parfois, résoudre des défis écologiques. Par exemple, la transition vers les énergies renouvelables, l’électrification des transports et les batteries de stockage peut engendrer une économie sans énergie fossile.
La réussite technologique dépend toutefois également de l’adaptation sociale. Les points de basculement sociaux résultant de boucles de feedback positives peuvent amplifier les changements et aboutir à des modifications significatives des comportements, normes et politiques de la société, notamment dans le sens de la décarbonisation10. Investir dans différentes transitions peut aider les investisseurs à capitaliser sur les côtés positifs des solutions tout en renforçant la résilience pour faire face aux chocs négatifs. Par exemple, le fait d’investir dans des entreprises ne dépendant pas des combustibles fossiles réduit l’exposition aux risques de transition et les positionne dans les marchés en croissance.
Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs ?
Les investisseurs doivent s’adapter à l’ère de la polycrise en s’attaquant à deux priorités, à savoir atténuer les risques liés aux points de basculement négatifs et capitaliser à long terme sur ceux ayant un impact positif. Contrairement au passé, les risques actuels sont de plus en plus écologiques et sociétaux que purement économiques11. Une gestion efficace des risques requiert désormais d’exclure des portefeuilles les pratiques non durables telles que la déforestation, la pollution et la violation des droits humains. Non pas comme s’il s’agissait d’une préférence ESG (facteurs écologiques, sociaux et de gouvernance), mais parce que c’est une nécessité pour éviter les vulnérabilités systémiques. Il est essentiel de souligner que c’est aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Les points de basculement approchent rapidement, ce qui signifie que la surexposition à ce type de risque peut se traduire par des pertes potentiellement élevées.
Pour les investisseurs, le défi consiste à repérer où se trouvent ces points de basculement et à anticiper leur impact. La stratégie de Triodos Investment Management met l’accent sur ces deux aspects clés. D’une part, contribuer à prévenir les points de basculement négatifs critiques : éviter les investissements liés à des pratiques non durables telles que les combustibles fossiles. Et d’autre part, optimiser le potentiel dans les transitions durables, ce qui implique de chercher des opportunités de transformation à long terme contribuant au changement sociétal, telles que les énergies renouvelables et le stockage d’énergie.
Bien qu’aucun investisseur ne puisse totalement se mettre à l’abri des risques systémiques, cette stratégie contribue à minimiser ces risques et à œuvrer activement à des solutions durables. Cette approche comprend cinq transitions clés :
- Alimentation
Investir dans l’agriculture et la production alimentaire durables pour remédier aux problèmes de sécurité alimentaire et d’impact environnemental. - Ressources
Soutenir les économies circulaires et l’efficacité des ressources pour lutter contre la production de déchets et la pollution. - Énergie
Favoriser les énergies renouvelables et les technologies propres pour décarboniser les industries et réduire notre dépendance aux combustibles fossiles. - Société
Promouvoir l’inclusion, l’équité et la stabilité institutionnelle pour mettre sur pied des systèmes sociaux résilients. - Bien-être
Investir dans la santé et le bien-être pour favoriser une vie de qualité dans un monde en plein changement.
Cette stratégie holistique axée sur la transition permet à Triodos IM d’agir à la fois sur les risques et les opportunités dans le cadre de la polycrise actuelle. Investir de manière sélective dans des secteurs pressentis comme ayant des points de basculement positifs permet aux systèmes durables d’évoluer positivement tout en atténuant l’exposition aux perturbations négatives.
En cette période de changement radical, cette « approche selon les points de basculement » est un modèle d’investissement. Il s’agit de renforcer la résilience, de saisir les opportunités de croissance et de façonner un avenir qui évite les points de basculement négatifs critiques. Pour les investisseurs, c’est bien plus qu’une stratégie : c’est un moyen de transformer l’incertitude en potentiel de transformation, en veillant à ce que le monde dans lequel nous investissons aujourd’hui soit celui que nous serons fiers de laisser demain derrière nous.
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