Car la diversité du vivant est notre assurance-vie sur terre. Et les effets négatifs de notre négligence commencent à se faire sentir. Le vivant nous adresse un message d’alerte. À nous de le décoder, pour y apporter une réponse à la hauteur des enjeux. Avant qu’il ne soit trop tard.
Pour nombre d’entre nous, la biodiversité est d’abord une valeur en soi, un joyau de notre planète. Mais elle est aussi à la base du fonctionnement des écosystèmes, dont nous dépendons pour presque chaque besoin, même ceux que nous satisfaisons sans y penser, comme respirer. Outre la nourriture et les matières premières, les « services écosystémiques » incluent de nombreuses fonctions précieuses et méconnues, comme la régénération des sols, la photosynthèse (qui capte le CO2 et l’énergie solaire), la filtration de l’eau, la pollinisation, la protection contre les pathogènes, les canicules et les inondations…
Ces services sont offerts gratuitement par des écosystèmes qui se régénèrent spontanément. À condition qu’on leur en laisse l’occasion. Jusqu’au milieu du siècle passé, les humains vivaient globalement en équilibre avec la biosphère. Mais après la seconde guerre mondiale, une accélération vertigineuse s’est amorcée. La population mondiale a été multipliée par presque trois, la consommation d’énergie par huit, le PIB global par 10. Dans le même temps, la vie sauvage a été divisée par deux. Conclusion : la croissance exponentielle de notre économie et ses plantureux profits (très inégalement répartis) ont été acquis au détriment de la nature et des générations futures. Et le « jour du dépassement » (date à laquelle nous avons épuisé les ressources que la terre peut renouveler en un an) tombe désormais en plein mois de juillet.
Réalité complexe, message clair
Mesurer la (perte de) biodiversité est une tâche ardue. Différents indicateurs sont utilisés, mais ils pointent très majoritairement dans la même direction. C’est le cas de l’indice Planète Vivante (IPV). Koen Stuyck, porte-parole du WWF-Belgique : « Depuis 1970, les populations de vertébrés ont diminué de 68% selon l’IPV ».
Et d’après l’IPBES (Intergovernmental Platform on Biodiversity and Ecosystems), pas moins d’1 million d’espèces seraient menacées d’extinction. C’est pourquoi de plus en plus de scientifiques parlent de sixième extinction de masse. Un phénomène inédit dans l’histoire humaine.
Il est important de comprendre que la biodiversité ne se résume pas au nombre d’espèces dans un lieu (sans quoi les zoos seraient de formidables hotspots de biodiversité). Elle inclut les interactions directes et indirectes entre les organismes. Le tout forme un ensemble dynamique capable de résister à des chocs. Jonathan Marescaux, biologiste à l’UNamur et membre de The Shift : « La biodiversité est comme une toile dont chaque fil est relié aux autres.
Lorsqu’un fil est affaibli, les autres prennent le relais. » Donc, plus un écosystème est riche en diversité, plus il est résilient. Mais il vient un moment où le fil de trop cède.
Des causes identifiées
Les causes du mal sont connues. La principale est la destruction et la fragmentation des milieux naturels, notamment en raison de la conversion de terre pour l’agro-industrie. Selon l’homme d’affaires Jeremy Coller, 91% de la déforestation amazonienne serait attribuable à la production de viande. En Asie du Sud-Est, c’est la monoculture du palmier à huile qui est pointée du doigt. Au total, 100 millions d’hectares de forêt tropicale ont été perdus depuis 1980. C’est un extraordinaire réservoir de diversité qui se vide. Et le poumon vert de la planète qui menace de se transformer en émetteur net de carbone. Un scénario catastrophe imminent.
« Une tonne de CO2 a le même impact quel que soit le lieu où il est émis. C’est plus complexe avec la biodiversité. » Thomas Van Craen, directeur de la Banque Triodos
Les espèces invasives sont un autre facteur, souvent sous-estimé. « Nous sommes en train d’homogénéiser les milieux du monde entier, et cela les rend vulnérables, notamment aux pathogènes », explique Jonathan Marescaux. Troisième cause : la pollution, dont l’usage massif d’engrais et de pesticides qui perturbent les milieux via l’eutrophisation (modification des milieux par l’excès d’azote et d’autres nutriments), processus qui a déjà transformé 245.000 km² d’écosystèmes côtiers en « dead zones ». Le quatrième facteur est la surexploitation.
Ainsi, la surpêche touche 33% des réserves de poisson et affecte profondément les écosystèmes marins.
Et le changement climatique, dans tout cela ? S’il n’est pas – pour l’instant – la cause principale d’érosion de la biodiversité, il pourrait être la menace de trop. Dans le scénario « business as usual » (+4,5°C), 50% des espèces seraient menacées d’extinction locale dans les régions à haute valeur biologique, tandis qu'un réchauffement limité à 1,5°C en toucherait moins de 25%, selon une étude publiée dans la revue Climatic Change. Mais on se trompe sur l’ordre des priorités en portant l’attention exclusivement sur le climat. « En résolvant la crise de la biodiversité, nous pouvons stabiliser le climat, alors que solutionner la crise climatique sans s’attaquer à celle de la biodiversité ne servira pas à grand-chose », estime Jonathan Marescaux.
La finance face au risque (éco)systémique
La bonne nouvelle, c’est qu’il est possible de changer de cap. Et avec 4.000 milliards d'euros de crédits et investissements, le secteur financier a les moyens d’être une force positive. Mais cela suppose une transformation profonde. Car la finance a été systématiquement orientée vers le profit à très court terme. Les paramètres fondamentaux de la planète ont été exclus de nos modes d’évaluation, à commencer par le sacrosaint PIB, boussole unique d’un navire humain en perdition. Aujourd’hui, nous savons que ces soi-disant « externalités » sont justement ce qui rend la terre habitable. Comme le résume l’économiste Partha Dasgupta, « Si nous ne faisons pas la paix avec la nature, c’est non seulement le système financier qui prendra l’eau, mais tous les systèmes auxquels nous appartenons, y compris la vie ».
À vrai dire, la dégradation de la nature est déjà un problème financier. De plus en plus d’actifs sont exposés à une dépréciation en raison de leur impact sur les écosystèmes.
La banque centrale néerlandaise (DNB) a identifié les principaux risques liés au recul de la biodiversité. Le premier est le risque physique de voir les actifs détruits ou rendus inexploitables (on parle d’actifs échoués : « stranded assets »). La disparition des insectes pollinisateurs mènerait par exemple à la faillite d’entreprises agricoles. Le secteur des assurances est déjà touché : la couverture des catastrophes naturelles, de plus en plus fréquentes, devient extrêmement coûteuse.
Le second risque est réputationnel. Financer des activités ayant des impacts lourds ou tenter de les dissimuler peut avoir des effets dévastateurs sur l’opinion et la valeur boursière. Mais comme le résume Jeremy Coller, « le plus grand risque, c’est l’inaction ». Plus on repousse la transition, plus les risques et les coûts d’adaptation seront élevés.
Changer de paradigme
Pour intégrer ces risques dans l’analyse financière, il faut évaluer l’impact sur la biodiversité de manière pertinente et transparente. Un défi. Thomas Van Craen, directeur de la Banque Triodos : « 1 tonne de CO2 a le même impact quel que soit le lieu où il est émis. C’est bien plus complexe pour la biodiversité ». C’est pourquoi la Banque Triodos a co-fondé le Partnership for Biodiversity Accounting Financials (PBAF), qui vise à établir une méthodologie pour la mesure et la réduction de l’impact sur la biodiversité. « Cette plateforme s’est constituée sur le modèle d’une initiative identique pour la comptabilité carbone : le Partnership for Carbon Accounting Financials. Or, les travaux du PCAF ont conduit à l’adoption de standards mondiaux. La crédibilité joue donc en notre faveur. Nous sommes au début du chemin, mais l’ambition est grande. Je suis persuadé que la biodiversité sera un sujet phare dans les prochaines années ».
Triodos n’a pas attendu que ce standard devienne une réalité pour intégrer la biodiversité dans sa politique de crédit et d’investissement. Thomas Van Craen : « Chez Triodos, nous partons du principe que tout investissement a un impact dont il faut tenir compte ». Cela suppose d’abord de minimiser l’impact négatif, en excluant les projets qui pèsent déraisonnablement sur l’intégrité des environnements naturels et ne s’engagent pas dans des trajets transparents et ambitieux pour réduire leur empreinte.
En 2019, la Banque Triodos a publié un plaidoyer pour une transformation de notre système alimentaire et une réduction drastique de la consommation de protéines animales. Et localement, la banque soutient des projets agricoles qui vont bien au-delà des critères de l’agriculture bio (voir encadré).
Plus globalement, le monde financier commence à voir la transition comme une opportunité. Car selon Bevis Watts, CEO de Triodos UK, « Les banques les plus responsables deviennent peu à peu les plus profitables ».
Les initiatives positives se multiplient, que ce soit dans l’agroécologie, l’économie partagée et circulaire, les villes intelligentes ou encore la restauration des milieux. Cette possibilité est offerte par Natuurpunt, notamment à travers le projet « Bos voor iedereen » (forêt pour tous). Filip Hebbrecht, de Natuurpunt, accompagne les entreprises désireuses d’investir dans la conservation : « Le gouvernement flamand vise à replanter 4.000 hectares de bois d’ici 2024, 10.000 d’ici 2030, notamment pour lutter contre l’érosion des sols et améliorer la qualité de l’air. Avec les entreprises avec lesquelles nous collaborons, nous nous sommes engagés à hauteur de 700 hectares ».
Agriculture et biodiversité
Ceux qui cultivent l'espoir
L’heure du changement a sonné. Le règne du PIB comme seul horizon a vécu. Les écosystèmes nous montrent l’exemple : en soignant le vivant et en plaçant la biodiversité au cœur de l’attention, on peut trouver un chemin vers un avenir plus vert et plus juste, augmenter la résilience de notre habitat terrestre, atténuer les effets du changement climatique, créer des systèmes agricoles productifs et sains.
Les cercles vicieux doivent faire place à des cercles vertueux. Et la finance peut et doit accélérer ce mouvement. Mais en dernier ressort, c’est de nous tous que dépend le changement, par la décision démocratique, l’expression médiatique ou les choix de consommation. Ici, l’espoir vient d’une nouvelle génération de citoyens et d’acteurs politiques et financiers, pour lesquels le respect du vivant n’est plus une variable d’ajustement, mais une exigence non négociable.
Le message est clair : ça marche ! La biodiversité peut être une source de prospérité, mais aussi d’inspiration et d’espoir. C’est toute l’économie qui devrait en prendre… de la graine.
En savoir plus sur ce sujet ?
Notre "Rendez-vous Triodos" du 11 septembre 2021 était intégralement consacré à la biodiversité. Revoyez les 13 sessions inspirantes de scientifiques, d’entrepreneurs et de citoyens engagés dans la lutte contre la destruction de la nature.
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