Elle dit avoir commencé l’art à 4 ou 5 ans, n’avait pas de plan de carrière mais une envie irrépressible de voir comment réagit le monde. Aux premiers jours du déconfinement, nous l’avons rencontrée dans son atelier à Forest pour en parler, du monde, justement.
En 2017, votre installation They Shoot Horses à Bozar se composait d’un rideau de 26 mètres de long, percé de milliers de clous dont les pointes étaient dirigées vers le visiteur. En face, des extraits de vidéos des marathons de danse des années 1930 défilaient sur de petits écrans. Au moment de la crise du coronavirus, un lien a été souvent établi avec les années 1930. Vous faisiez déjà ce parallèle trois ans auparavant.
Edith Dekyndt: Les années 1930 sont apparues dans l’élaboration du projet lorsque j’ai commencé à me documenter sur le lieu d’exposition, le Palais des Beaux-Arts. La grande crise de 1930 est survenue pendant sa construction et le chantier a dû être suspendu. Terminé après plusieurs années, le projet était devenu obsolète aux yeux de son architecte, Victor Horta. Au moment de visiter les salles, j’ai aussi découvert que l’entrée par laquelle j’avais l’habitude de passer autrefois, avait été condamnée en raison de la menace terroriste.
En même temps, aux Etats-Unis, il y avait eu l’élection de Trump dont l’un des thèmes majeurs était la construction d’un mur entre les Etats-Unis et le Mexique. Quelque chose apparaissait dans l’actualité qui m’a amenée à travailler sur la notion de barrière.
Le rideau de velours est un des archétypes de l’habitat bourgeois, c’est un objet qui protège de l’extérieur, de la vue et donne une sensation de confort, de protection, d’apparat. Le fait que le rideau soit transpercé de clous donnait un sentiment équivoque et paradoxal de cette protection et le transformait davantage en clôture, en armure, à la fois agressive et obsolète.
Les archives vidéo montraient des images de Dance Marathon, compétitions de danses organisées pendant la Grande Dépression aux Etats-Unis et qui sont considérées comme les premières occurrences de Reality Show. Des couples dansaient pendant des jours jusqu’à ce qu’ils tombent, les vainqueurs étaient les derniers à rester sur la piste. Les concurrents étaient des gens pauvres, qui participaient pour profiter de la nourriture qui leur était offerte et espéraient gagner une somme d’argent réunie par les entrées payées par le public. L’ensemble de l’installation, ainsi que les autres pièces, renvoient à la violence de notre propre époque, où le Reality Show s’est introduit dans les sphères privées et publiques, où les fantasmes de clôtures entre les peuples se généralisent et où la menace d’exploitation et de destruction s’étend à toutes les espèces du vivant.
Suite à la grande Dépression de 1930, Roosevelt avait créé le New Deal pour relancer l'économie. Il comportait un important programme de soutien au secteur culturel. Aujourd’hui, la Commission européenne lance le Green Deal. Quel devrait y être la place de l'art et de la culture selon vous ?
Edith Dekyndt: Je pense qu’il faut penser à inclure à nouveau la culture dans les apprentissages, à l'école. La pratique et l'éveil aux arts peuvent aider à développer la curiosité et aussi l'aptitude et le plaisir de passer du temps à autre chose que consommer.
On pourrait, en même temps, enseigner, dès le plus jeune âge, le langage des images, des films et autres médias et de ce que leur sémantique véhicule comme messages latents. Nous vivons dans une société de l’image et de l’information mais le public est majoritairement dépourvu de l'aptitude nécessaire à analyser le flux de ces données de façon critique. C’est un vocabulaire qui n'est pas suffisamment maitrisé, malgré le fait que les images aient envahi notre environnement et notre intimité. La culture de masse est prépondérante par rapport à l’univers de la production artistique qui reste relativement distant des classes moyennes et populaires.
Créée en 1997, votre œuvre Worthlessness montre des sacs en plastique poussés par le vent. C'est très poétique, très beau. Mais, depuis lors, les images de plages jonchées de plastique nous révèlent presque quotidiennement un grave problème environnemental. Pourriez-vous refaire une œuvre comme celle-là aujourd’hui sans que cela ne soit vu comme une forme d’esthétisation ?
Edith Dekyndt: L'objet 'sac de plastique' est effectivement devenu un des symboles de la surconsommation qui entraîne la souillure de la terre et des eaux. Mais je pourrais faire à nouveau une pièce de ce type, je continue d'utiliser des objets abandonnés, non dans le but de les esthétiser, ce qui n'a jamais été mon propos. Quand je rencontre des objets, je les perçois comme des entités vivantes. Ils sont le véhicule de leur matière, de leurs usages, de leurs usagers. Ces sacs en plastique, en particulier, ont un comportement qui les rend identifiables, ils habitent les paysages, sorte de présence équivoque, à la fois poétique et triviale, jusqu'à l'immonde de leur invasion des mers et des océans.
Edith Dekyndt à la Galerie Greta Meert
Découvrez le travail d’Edith Dekyndt du 30 octobre au 20 mars 2021, à la Galerie Greta Meert, 13 Rue du Canal, 1000 Bruxelles
En 2014, votre vidéo Ombre indigène se dressait sur un rocher en Martinique où a échoué un navire transportant autrefois des esclaves africains. En 2018, The Ninth Wave mettait en scène une femme soignant la statue d’Albert I à Nieuport. On a vu combien les personnes invisibilisées, telles que les soignant.e.s et les personnes racisées, avaient été mises en lumière pendant la crise du coronavirus et le confinement. Rendre visible ce qui est caché, c’est ce que vous faites en tant qu’artiste ?
Edith Dekyndt: Je tente d’introduire dans les pièces ou les installations des lectures plurielles, avec des moyens assez élémentaires et de manière à ce que chacun puisse y voir quelque chose de singulier. J’essaie de dévoiler, de mettre en lumière, de faire apparaître, de faire disparaître aussi. Elles peuvent aussi révéler des témoignages anthropologiques, historiques, géographiques, physiques, géologiques, chimiques, météorologiques, etc. Néanmoins, elles sont généralement le résultat d’un processus intuitif qui mêle le conscient et l’inconscient, le matériel et l’immatériel, le pur et l’impur, l’ignoble et le sublime.
Lorsque je me suis rendue en résidence à la Martinique, je ne savais pas du tout ce qui j'y découvrirais, ce que j’allais, éventuellement, réaliser. Sur place, je me suis immergée dans les écrits d’Edouard Glissant. Originaire de l'île, auteur, romancier, il est le fondateur du concept du 'tout-monde' et de celui de 'créolisation' qu'il définit comme le 'métissage qui produit de l'imprévisible'. Ces concepts figuraient pour lui le 'mouvement perpétuel d'interpénétrabilité culturelle et linguistique' qui accompagnent la mondialisation culturelle.
En même temps, comme souvent quand je voyage, je me suis intéressée à l’artisanat local. Ce qui se réalise avec les mains, les gestes d'un savoir-faire, donne libre cours à une inventivité, une imagination très particulière, voire à une sorte de méditation. Les dictateurs comme les colonisateurs ont tendance à éradiquer les métiers de l'artisanat, peut-être pour ôter ces libertés de l'esprit induites des gestes.
En Martinique, le travail du cheveu est la seule pratique que j'ai observée comme un artisanat d'objets, mis en œuvre pour les corps. C'est un savoir-faire qui crée un lien social dense dans les villes et les villages car son temps de réalisation est relativement long et qui façonne des lieux, des centres d'échanges perpétuels.
C’est de cet ensemble de rencontres avec les écrits, l'histoire et la vie de l'île qu’est né Ombre indigène :un drapeau constitué de cheveux a été planté puis filmé au-dessus des rochers de la côte du Diamant, sur l'île de la Martinique. C'est là, précisément, que dans la nuit du 8 au 9 avril 1830, un bateau de traite clandestine transportant une centaine de captifs africains s’est échoué sur les rochers avant d'être totalement détruit. Edouard Glissant est inhumé près de là, dans la petite ville du Diamant. Le film rend visible le passé colonial de l'île et le contexte anthropologique contemporain de l'art des femmes martiniquaises.
Le processus d'élaboration de The Ninth Wave était différent. Elle a été réalisée au centre du monument Albert I à Nieuport, dans le cadre de la Triennale d’art dans l’espace public Beaufort. Une femme, vêtue de blanc, gravissait chaque jour les marches d’un escalier comme ceux qui se posent près des avions, pour nettoyer la statue.
C’est un lieu qui m’était familier car je suis originaire de la région. Je suis retournée dans l’histoire des Polders et des écluses qui avait été ouvertes pour inonder les terres et repousser les troupes ennemies pendant la première guerre mondiale. On m’a raconté que les aînées parlaient souvent de cette période où les femmes travaillaient aux champs, réparaient, géraient la vie domestique, pansaient les plaies, étaient véritablement dans le soin. Elles ne se battaient pas au front, mais s’occupaient des enfants, des malades, des blessés et des animaux de la ferme. Elles remplaçaient les hommes dans les usines. Après cette guerre, de nombreuses femmes ont décidé de ne plus répondre au devoir d’engendrer de nombreux enfants, en partie par crainte qu’ils ne meurent dans une autre guerre.
Le titre de la pièce porte le nom d’une chanson de Kate Bush. The Ninth Wave raconte l’histoire d’une femme flottant seule sur la mer et attendant d’être sauvée. Selon certaines traditions des gens de mer, les grosses vagues arrivent toujours par trois séries de trois. La neuvième et dernière vague est la plus dévastatrice de toutes. Le titre fait également référence à la succession de vagues par lesquelles l’inondation de la région s’est déroulée en 1914.
Depuis quelques années, il y a un musée de la guerre sous le monument, mais on y côtoie principalement le côté viril et martial des conflits. Avec cette pièce, je voulais que le rôle des femmes, en tant de guerres, soit mis en avant en intervenant par une sorte de nettoyage de la statue du roi. Il est apparu, au cours de la réalisation de la pièce, que le nettoiement devenait davantage un ‘soin’ de la statue, et plus particulièrement celui de la représentation du cheval plutôt que de celle du roi. Je désirais, en dissidence avec cet édifice et ce monument imposant et orgueilleux, faire passer un geste léger, une présence fluide mais opiniâtre comme le vent qui le traverse perpétuellement.
Ce qui se passe en ce moment autour des statues représentant des personnages ayant eu un rôle déterminant au temps des colonisations est assez poignant, au niveau du sens et des enjeux de ces gestes.
Comment voyez-vous le rôle des artistes dans la crise environnementale ?
Edith Dekyndt: Il y a une conscience écologique parmi les artistes même si cela ne s’exprime pas forcément dans leur pratique ou si ce n’est pas explicite. Pour ma part, je ne cherche pas à diriger les consciences mais certains éléments que je mets en place disent une sorte de solastalgie* ressentie envers les paysages, face à des objets ou des lieux. C’est le cas, par exemple, des pièces qui ont leur propre cycle, un temps de vie limité ou dont la dégradation, les changements d’état ou les changements de matière font partie intégrante de leur existence.
Ma manière de parler du milieu dans lequel nous évoluons, c’est de mettre en avant les éléments, les modes d’existence des lieux, des objets, des personnes qui y vivent, y ont vécu et de tout le vivant qui y est à l’œuvre. Je n’adhère pas à l’idée de la séparation de l’humain avec ce qu’on nomme la nature en Europe depuis plusieurs siècles. Le retrait progressif des humains vis-à-vis des non-humains s’est mis en place progressivement comme quelque chose de convenu, d’universel. Le Romantisme était déjà une réaction contre cette séparation d’avec les végétaux, les animaux, les montagnes, les lacs, les esprits que commençait
à déclencher l’industrialisation.
L’installation The Lariat, montrée chez VNH en 2019 à Paris, était spécifiquement inspirée de philosophes états-uniens de cette époque comme Emerson ou Thoreau et leur antagoniste, le cow-boy, figure de l’homme blanc dominant, toujours d’actualité.
En ce qui concerne le domaine des arts, une conscience d'économie de moyens devrait s'élaborer fondamentalement, pour toutes les formes d'art, au niveau des logistiques matérielles et humaines nécessaires pour leur élaboration, leurs modalités de transport et de monstration. Il serait favorable que se développent des réflexions individuelles et collectives de la part des artistes et des institutions privées et publiques.
Nous sommes parties d’un tout, les habitants provisoires d’un lieu qui nous dépasse infiniment dans la durée. Si nous le massacrons, ce lieu et d’autres êtres vivants y existeront néanmoins après, autrement, sans nous .
* La solastalgie est un concept inventé en 2003 par le philosophe australien Glenn Albrecht. Il renvoie à la souffrance psychique et physique qu’occasionne la dégradation ou la perte irrémédiable d’un lieu de vie ou d’habitat naturel.
Arts et culture
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