« Connaissez-vous le château de Knepp ? C’est le modèle vers lequel nous devons tendre avec notre agriculture et notre horticulture », explique le Bouwmeester Leo Van Broeck. Le château de Knepp est un site de quelques 1.600 hectares dans le comté du Sussex, au Royaume-Uni, dont l’environnement a été rendu à la nature après la faillite d’un grand élevage de vaches laitières au début des années 2000. À peine cinq ans plus tard, s’y développait une ferme très rentable, desservant même les restaurants Michelin à Londres, et disposant de bien d’autres atouts encore. »
Il n’est pas courant qu’un Bouwmeester donne publiquement son opinion à propos des systèmes de production et de distribution de nos aliments. Il est généralement admis que son rôle se limite aux aspects fonctionnels et esthétiques des bâtiments.
Toutefois, ce n’est pas aussi étonnant de la part du Bouwmeester flamand actuel Leo Van Broeck : « Nous faisons face à une crise planétaire. On dit qu’elle est climatique, mais c’est un malentendu dangereux car cela incite à penser qu’il suffirait d’émettre moins de CO2 et d’utiliser des véhicules électriques pour la résoudre. Or, le vrai problème est beaucoup plus profond. Il s’agit d’overshooting. Nous sommes trop nombreux et sollicitons trop notre planète, trois fois plus que ses capacités. À chaque fois que l’être humain s’est approprié un nouveau morceau de nature, ce sont les urbanistes qui ont donné le feu vert. C’est maintenant à eux de changer la donne et de faire en sorte que la planète puisse se restaurer. »
Leo Van Broeck : « Notre planète est constituée de trois couches : la terre, l’eau et l’air, que nous sommes en train de détruire. Nos océans deviennent des mers de plastique. Notre air est contaminé par des gaz à effet de serre. Les pluies acides détruisent le phytoplancton, qui produit les trois quarts de l’oxygène de la terre, trois fois plus que la production de nos forêts. Et sur terre, l’empreinte écologique de l’être humain et du bétail est beaucoup trop grande. L’humanité occupe 75% des terres fertiles. La biomasse des vertébrés – le poids total de tous les vertébrés ensemble – est constituée aujourd’hui de non moins de 65% de bétail, de 32% d’êtres humains et de seulement 3% de tous les autres animaux vertébrés de la nature. Le rythme de disparition des espèces est mille fois plus rapide que prévu par le Darwinisme, alors que la température moyenne n’a augmenté que de 0,9 degrés.
La planète peut s’en remettre. Voyez Tchernobyl : la biodiversité y atteint des records actuellement. C’est donc possible, mais nous devons faire marche arrière. À terme, nous nous en porterons beaucoup mieux. »
Quel est le rapport avec notre agriculture et notre horticulture ?« En Flandre, notre agriculture et notre horticulture occupent trop d’espace : 50% de la superficie au sol, alors que sur le plan économique et financier, elles ne donnent que 0,7% du produit intérieur brut. C’est la conséquence de la concurrence économique effrénée. Comme les produits alimentaires deviennent de moins en moins chers, les agriculteurs doivent en produire davantage pour obtenir le même rendement global. Cette situation donne lieu à un effet d’échelle, plus de surface occupée et davantage d’engrais et de traitement des sols, ce qui ne fait qu’encore plus les épuiser.
Et comme il y a trop peu d’acheteurs dans notre propre pays pour cette production élevée, nous l’exportons. Mais devons-nous exporter de la viande de porc au Vietnam ? Les Vietnamiens peuvent élever des porcs. Ou des frites à Buenos Aires ? Il est parfaitement possible de cultiver des pommes de terre en Argentine.Ce commerce international est le grand coupable. Il exploite les différences salariales entre les pays en faisant produire les aliments là où c’est le moins cher. Du fait de la seule volonté de quelques actionnaires de s’enrichir, et pas du tout dans l’intérêt général.
L’empreinte du commerce international n’est donc pas tenable. Exemple classique : une collision en France entre un camion chargé de tomates néerlandaises en route pour l’Espagne et un camion transportant des tomates espagnoles aux Pays-Bas. N’est-ce pas absolument ridicule ? »
Comment s’en sortir ? « Nous pouvons déjà commencer par manger moins de viande. Par calorie de valeur nutritionnelle produite, la viande rouge nécessite cinq fois plus de surface au sol que la culture végétale.
Nous devons miser davantage sur la production et la consommation locales. Et le consommateur doit payer un peu plus à cet effet. Actuellement, nous ne consacrons en moyenne que 5% de nos revenus à notre alimentation quotidienne.
Les prix plus élevés profitent au producteur local, qui touche plus rapidement un revenu décent. Mais cette hausse des prix ne doit pas s’effectuer au détriment du consommateur en fin de compte. Via une coopérative, il peut participer aux bénéfices de l’initiative locale.
Je plaide en faveur d’une véritable économie partagée avec des coopératives, dont les bénéfices reviennent aux individus au niveau local. Tout comme il est possible d’acheter des parts d’un projet d’énergie éolienne. Vous payerez un peu plus cher pour votre courant, mais en tant que coopérant, vous participerez aux bénéfices par la suite. Il s’agit de rendre la redistribution et le capitalisme accessibles à tous. »
Peut-on vraiment tout produire localement ? « Non. Je préconise de ne produire localement que ce qui est possible. Nul besoin de renoncer au café parce qu’il ne pousse pas ici. Laissez-nous cette richesse. Tout comme ces nombreuses épices exotiques : elles ne représentent pas les plus grands tonnages, contrairement aux produits génériques. Les tomates et les pâtes, donc les céréales, sont à la base de nombreux plats et il n’est pas nécessaire de les transporter tout autour de la planète. »
Vous avez participé à certains projets pilotes dans l’agriculture et l’horticulture, comme De Kijfelaar à Noorderwijk (ferme multifonctionnelle avec fonction de séjour, près d’Herentals), Agrotopia à Roeselare (serres sur le toit de la criée), l’agriculture urbaine à Maasmechelen, le Landbouwpark Stene à Ostende et la Ferme De Waterkant à Herk-de-Stad (plan de reconversion de ferme dans une zone inondable). Que vous ont-ils appris ?
« L’avenir était sombre pour de nombreux agriculteurs. Avec leur travail, ils touchaient un revenu de 10 euros de l’heure, même parfois moins. Et à cause de cela, notamment, ils n’avaient plus les moyens d’investir, ce qui les fragilisait encore plus.
Le passage aux nouvelles méthodes n’est pas toujours très facile à cause des limites légales, comme par exemple l’autorisation de certaines activités. La législation va devoir être adaptée.
Pourtant on pourrait faire de belles choses. Le cas du château de Knepp le prouve. La nature y a été laissée en liberté. Plus d’engrais ni de pesticides. Les grands herbivores y paissent librement. Le rendement par kilo est moindre, c’est vrai, mais le consommateur est prêt à payer plus pour les produits qu’il achète dans ce cas. Outre une exploitation agricole durable, la ferme comporte également un centre d’éducation à la nature, un camping et un Bed & Breakfast. C’est un vrai plaisir d’y séjourner. Et avec le temps, des animaux menacés comme la loutre, le castor et le hibou ont réapparus. »
Un virage a-t-il été amorcé chez nous aussi ? Les supermarchés belges proposent de plus en plus de produits locaux. Ils organisent eux-mêmes des actions avec des légumes ‘moches’, parfaits pour préparer des soupes ou des jus. Et le consommateur veut de l’authenticité.
« C’est déjà un bon début. Il faut commencer par ne plus rien jeter. Il existe des applications fantastiques pour smartphone qui permettent de voir quels produits se rapprochent de leur date de péremption. Ces produits sont souvent vendus à prix réduit, ce qui est bon pour le budget du ménage. »
En attendant, comment voyez-vous la campagne ? Est-ce que tout le monde doit habiter en ville ?
« Non. On peut parfaitement habiter à la campagne, mais dans, ou à proximité de zones résidentielles, et pas de manière disséminée. Auparavant, les bâtiments en dehors de ces zones étaient uniquement occupés par ceux pour qui c’était une nécessité professionnelle. La situation a changé maintenant. Lorsqu’une ferme est vide, un citadin s’en empare, ce qui entrave non seulement la nature, mais aussi l’agriculture. Les réaffectations étrangères à la zone doivent disparaître. Démolir et libérer le sol du béton et de l’asphalte sont les seules solutions. »
Le changement climatique met l’être humain face à un défi gigantesque. Quel rôle l’agriculture peut-elle y jouer ?
« Pour bien faire, la moitié de notre planète devrait être occupée par la nature. Et nous devrions atteindre un quart dans une région densément peuplée comme l’Europe de l’Ouest. Or, en Flandre, seulement 2,7% de la superficie sont des zones naturelles protégées. Si on ajoute les initiatives privées, on arrive à 6,2% - 6,4%. Cela signifie qu’il nous manque 19%. La moitié peut provenir de l’agriculture, l’autre de bâtiments inoccupés et mal situés, loin du centre des villages et qui ne servent plus à leur destination première. Nous pouvons les démolir, puis éliminer l’asphalte et le béton des terrains et rendre ceux-ci à la nature. Encore faut-il pouvoir dégager ou échanger la valeur des terrains.
Si le citoyen pouvait toucher une prime pour déménager à un endroit où son habitation conservera sa valeur plus longtemps, sa situation financière s’en verrait améliorée, à terme. Il faut donner davantage de chances à l’habitat qualitatif abordable, tant en ville qu’à la campagne. Les possibilités sont là : 60% des Flamands ne vivent pas dans une ville ou un village. »
Nous avons surtout parlé de la Flandre. La situation semble meilleure en Wallonie, où il reste davantage d’espace libre. Vous confirmez ?
« La tendance au lotissement y est au moins aussi importante qu’en Flandre et les zones résidentielles ne cessent de s’étendre. Mais en fin de compte, la superficie de nature protégée y est plus petite qu’en Flandre. Il en va de même pour la France. La nature protégée y représente moins d’ 1% de la superficie totale. Ce pays ne doit donc ses chiffres plus corrects qu’à ses territoires d’outre-mer. »
Leo van Broeck
C.V.
- Leo Van Broeck termine ses études d’ingénieur-architecte en 1981 et devient assistant en 1995 à la KULeuven.
- En 1997, il fonde l’asbl Stad en Architectuur pour créer davantage d’implication sociale autour de l’architecture via des débats et des expositions.
- En 2006, il devient professeur d’architecture et d’urbanisme.
- En 2007, il crée le bureau d’architectes Bogdan & Van Broeck, se distinguant par un engagement social actif.
- Il a été Président de la Fédération Royale des Architectes de Belgique entre 2013-2016.
- En 2016, il est nommé Bouwmeester pour 4 ans par le Gouvernement flamand. Il accompagne les maîtres d'ouvrage publics dans la conception et la réalisation de bâtiments, espaces publics, paysages et infrastructures et contribue à construire une vision et une réflexion.
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